Une plante parisienne
Pour autant que je fasse d’efforts d’imagination, je dois admettre que je n’arrive pas à me faire une idée, à tracer un tableau convaincant de ce que devait être la ville de Monteleone Calabro à l’aube du vingtième siècle, de l’humanité qui la peuplait, et du gout qui devait y avoir la vie.
Et pourtant j’aimerais pouvoir le voir, ce tableau; je l’aimerais le voir s’animer, m’immerger dans ses couleurs et dans ses bruits, et respirer son air, que je m’imagine pleine de senteurs rurales, de senteurs d’épices et d’animaux. Car dans cette petite ville de Calabre, dans un temps très lointain, et que pourtant je ressent comme bien vivant dans mon âme, est née la personne que j’ai le plus aimée dans ma vie, la personne qui a exercé sur moi la plus grande influence morale et culturelle. Et qui continue de l’exercer aujourd’hui; car il m’arrive encore, et très fréquemment, de comprendre, ou de réinterpréter d’une façon différente, certains de ses propos, dont le sens profond m’avait jusqu’à ce moment échappé, en un dialogue que sa mort a fait devenir intime et silencieux, sans pour autant pouvoir le rendre moins intense, moins ininterrompu, moins vivant. Car c’est à Monteleone Calabro qu’est née et a grandi Raffaella d’Aco, ma mère.
Monteleone a certainement beaucoup changé dans les cent vingt années, à cheval de trois siècles, qu’aujourd’hui me séparent de sa naissance. Dans les années vingt, la ville a même abandonné son nom médiéval, pour retrouver l’orgueilleux nom de Vibo Valentia, la Citadelle des Braves, que les Romains lui avaient donné pour la valeur montrée par ses habitant pendant la deuxième Guerre Punique.
Du bourg industriel que Monteleone avait été avant l’unification de l’Italie il restait vraisemblablement très peu lorsque Raffaella mouvait ses premiers pas dans la vie. Les forges, où en 1848 avaient été construits les ponts en fonte de la première ligne de chemin de fer d’Italie, la Naples-Portici, avaient été laissées à l’abandon sous le régime piémontais. Et des mines de fer qui avaient été exploitées depuis l’antiquité pas loin de la ville, aucune trace n’avait survécu.
Une ville « muratienne »
La Monteleone que ma mère a connu était donc un riche centre rural, mais dont l’élite gardait encore quelques choses du caractère bourgeois et libéral qui avait été le sien un siècle auparavant. Connue pour avoir été très muratienne, et soupçonnée de l’être secrètement restée pendant les quatre décennies des Bourbons restaurés au pouvoir, qui n’avaient par ailleurs pas osé toucher à la plupart des reformes introduites à l’époque française, la ville ressentait encore du fait d’avoir été le piège mortel dans lequel s’était jeté Joaquin Murat, dans l’espoir de récupérer son trône, en Octobre 1815. Une folie, après les Cent Jours et Waterloo! Et en effet Murat ne put jamais atteindre Monteleone, où il comptait trouver un milieu politiquement favorable, car il fut intercepté à Pizzo, sur la voie qui relie la ville au port, et fusillé sur place.
Privée par les Savoie aussi bien que par les Bourbons de son rôle de capitale provinciale que Murat lui avait octroyé, vers 1908 – quand Raffaella a dix ans – seul reste à Monteleone, comme signe de ce passé d’excellence, le privilège d’être l’unique ville de Calabre, hormis les chefs-lieux de Province, où il y a un Lycée « classique », un établissement scolaire où l’on enseigne le Latin et le Grec. Mais à partir de cette année, la ville entre en une période de changement rapide. Car à l’aube du 28 décembre, un des séismes les plus violents de l’histoire frappe la Calabre et la Sicile, en détruisant non seulement les villes de Reggio et de Messine, mais tout ce qui existait dans un rayon de centaines de kilomètres, y compris la ville ou vivait cette enfant.
La reconstruction prit, évidemment, des années, pendant lesquels mon grand père, un architecte, travailla beaucoup, et fit une petite fortune. Et rassembla aussi, dans une belle vitrine, une grande quantité de vases, lampes, statuettes, pièces de monnaie, outils et toutes sortes de fragments archéologiques, trouvés par ses ouvriers dans les ruines qu’ils déblayaient, et qui témoignaient d’une autre ville, Hypponion, grecque celle ci, qui avait précédé, dans les mêmes lieux, la ville romaine de Vibo Valentia.
Un petit scandale
La reconstruction amena aussi beaucoup de fonctionnaires et d’instituteurs envoyés de Rome. Ils venaient de la capitale éternelle de l’Italie, mais il s’agissait souvent de Piémontais. C’étaient des bureaucrates efficaces, porteurs d’une vision militaire et sévère de la société, dont le rôle était de bâtir une Italie sur le model administratif napoléonien et de nationaliser et fidéliser les élites du Sud autour du trône des Savoie. La petite ville de Monteleone, en pleine reconstruction après le séisme ne pouvait être immune de ce nouveau climat, qui y introduisit une rigidité nouvelle des rapports entre les classes sociales, et un conformisme nouveau.
On peut donc imaginer le scandale qui fut soulevé en 1910 par la réaction qu’eu Raffaella, âgée de douze ans, lorsque un jours, à l’école, elle entendit pour la première fois parler de la lista civile qui, comme venait de décider le Parlement, allait être versée chaque année au Prince Umberto de Savoie. Ce n’était rien d’autre qu’un apanage, chose normale dans les régimes monarchiques. Et Umberto, qui avait alors six ans, seul fils male, après deux filles, du Roi Victor Emmanuel III, était l’héritier présumé du trône. « Je n’ai pas compris.…», avait-elle dit, en s’adressant à son professeur d’histoire, « nous payons chaque année tout cet argent à ce bébé? » Et les explications reçues ne devaient pas l’avoir convaincue, car elle avait enchainé: « Et pourquoi pas aux autres familles en situation semblable? Mon père, par exemple, a eu cinq filles avant d’avoir un garçon …»
On la prit probablement pour folle: « Vous vous comparez aux Royaux, Mademoiselle? » lui demanda ironique le professeur. Et elle, en toute réponse: « Je ne me compare à personne. Tout ce que je sais est que je veux aller à l’Université… »
« Votre frère ira sûrement à l’université, Mademoiselle. Votre famille en a certainement les moyens », fut la remarque, très logique, de ce prof dans une école moyenne dans la Calabre de 1910. Mais la jeune fille ne lui laissa pas la dernière parole: « Je sais, les males passent devant. Mais c’est justement pourquoi les filles comme moi devraient avoir droit à une liste civile, et pas seulement le prince Umberto ».
Les « infranciosati »
En lisant aujourd’hui ces propos, qui avaient rapidement fait le tour de Monteleone, on peut s’imaginer que Raffaella était – ante litteram– ce que de nos jours on appelle une féministe. Et bien, pas du tout! Ma mère a bien sûr travaillé toute sa vie, et vers la fin de sa carrière a été même nommée « Chevalier de la République », mais elle est toujours restée de l’idée qu’il fallait « créer les conditions pour rendre la femme à la famille ». Elle était une femme douée d’une grande intelligence, mais elle était aussi d’une douceur extrême, à la limite de la naïveté; une combinaison de qualités et de défauts qui l’amenaient parfois à faire à voix haute, et en toute innocence, des réflexions qu’elle aurait mieux fait de garder pour elle même. Personne donc, à Monteleone, ne pensa de la classer comme une suffragette, mais tous s’imaginèrent qu’elle n’avait fait que répéter à l’école des propos entendus en famille.
Ce fut justement ce que dit le Doyen à mon grand père, convoqué d’urgence à son bureau: il pouvait comprendre qu’une fillette de douze ans ressente de la jalousie pour le fils du Roi, mais la façon dont elle s’était exprimé n’était pas crédible. Elle avait tenu tète à son prof « comme un avocat au parquet ». Ses propos n’étaient pas ceux d’un enfant. Non! Elle avait du entendre cela quelque part.
Le convaincre du contraire fut impossible, d’autant plus que la famille d’Aco avait déjà un profil politique. Car l’arrière grand-père de cette fillette avait été un officier dans l’armée muratienne, ce qui à l’époque avait fait de lui un « infranciosato », un Italien imbibé des idées de la Révolution. Et qui l’avait obligé, après le retour des Bourbons, à fuir l’Europe de la restauration. Pendant dix ans, il s’était donc exilé aussi loin qu’en Perse, où le Shah Qadjar – qui venait d’être battu par les Russes et trahi par les Anglais – voulait moderniser son armée, et accueillait volontiers des officiers napoléoniens.
Le mauvais exemple
A la maison, en réalité, le scandale avait été aussi grand que partout ailleurs. Surtout les tantes Solano, les trois sœurs célibataires de ma grand’mère, n’avaient pas été avares de reproches. N’empêche. Raffaella, sous sa douceur, cachait aussi une volonté de fer, et alla donc au lycée classique, comme elle en avait l’intention. Et y excella, surtout en Latin, Français et Grec ancien. Les choses furent un peu plus difficiles en histoire, car la jeune fille intellectuellement impertinente n’avait pas perdu l’habitude de poser des questions qui mettaient parfois en discussion la « narrative » officielle, montrant une attitude « peu respectueuse » qui fournissait un mauvais exemple aux jeunes filles rangées de Monteleone.
Le mauvais exemple, comme il fallait s’y attendre, elle le donna surtout à ses sœurs. Car ses succès scolaires entraînèrent au lycée les deux sœurs cadettes. Pour les deux ainés, ce fut trop tard: à 13 ans elles avaient quitté l’école, et restèrent donc broder leurs trousseaux de noces. Mais elles ne le firent plus avec le simple contentement d’avant le « mauvais exemple ». Et je sais que ma mère s’en faisait silencieusement des reproches.
Mais il y avait plus. Car, rapidement, la jeune Raffaella fit peser sur le budget familial une menace assez sérieuse: la menace de devoir entretenir trois étudiantes dans une ville universitaire. Or, de sa fille, l’architecte d’Aco connaissait le caractère. « Je ne sais pas ce qu’elle fera dans la vie. – il disait – Je sais seulement qu’on l’appellera Mme le Directeur ». Il voulut donc éviter un affrontement ouvert, et essaya de résoudre le problème par des voies indirectes; et assez lâches. Il approcha les profs du lycée pour leur demander qu’ils arrêtent sa course, en la collant avant même le bac.
Il n’eut pas beaucoup de succès. Mais ce fut ainsi que, l’avant dernière année du lycée, Raffaella découvrit un « insuffisant » en Sciences Naturelles, ce qui l’obligeait à un examen de rattrapage.
Ce fut là que la machine du destin, de mon destin aussi bien que du sien, se mit à tourner à plein rythme. Car, toute idée de lui payer un cours privé étant exclue a priori, ma mère se mit à la recherche de quelqu’un qui puisse l’aider gratuitement à préparer cet examen. Et elle la trouva, cette aide, dans la personne d’une religieuse, la Sœur Lydia, cloitrée dans un couvent, mais connue pour être « un puits de science ».
Raffaella établit vite un contact, et ne se laissa pas mettre en difficulté par un détail: la sœur Lydia voulait bien lui donner des cours, et sans rien demander en échange, mais elle ne parlait que sa langue maternelle, le Français. Ce fut ainsi que, le rattrapage facilement réglé, l’année suivante Raffaella passa brillamment le bac. Et surtout que le Français appris à l’école fit d’énormes progrès. La voie de l’Université était donc ouverte, et le choix de la Faculté devenu presque naturel: langue et littérature française.
Celles qui fuyaient la France
Ouverte, mais pas facile. Car il était hors question qu’une fille calabraise de 18 ans puisse s’installer toute seule à Naples, où avait – et a toujours – son siège l’Istituto Orientale, la principale institution d’études linguistiques d’Italie. Mais la mère Lydia trouva une solution simple et logique, car elle savait d’un couvant à Naples où on hébergeait des étudiantes; et elle pouvait même faire une lettre de recommandation, chose insolite pour une sœur cloitrée. Mais – expliqua-t-elle – c’était là un cas un peu spécial, car la sœur qui dirigeait ce couvent était, comme elle, de Besançon, et faisait partie d’un même groupe de religieux qui, après l’affaire des tabernacles, avaient fui la République hyper laïque.
Vivre dans un cloitre n’était évidemment pas très amusant, ni très commode non plus. Au couvent il n’y avait l’électricité que dans les parties communes. C’était donc à la lueur de la chandelle que Raffaella passait ses soirées en lisant. Mais pour la jeune fille de Monteleone Calabro, le cloitre était surtout une porte qui s’ouvrait sur l’avenir. Et sur la France. Car, pendant trois ans, elle fut totalement plongée dans un univers francophone. Le Français devint pour elle une seconde langue maternelle, ennoblie en plus par ses études et ses lectures.
Beaucoup plus tard, ma mère avait encore la voix émue lorsqu’elle parlait de ces trois ans, de cette période passée entre la vie du cloitre – paisible, mais très spirituelle quand même – et le frisson que lui qui donnait la lecture des grands classiques de la pensée et de la littérature française. Un privilège inouï, comme elle même le disait. Car ces années – 1916, 1917, 1918 – furent horribles pour l’autre moitié du monde; la moitié du monde, soit-il dit en passant, à laquelle appartenait mon père, classe 1897, appelé sous le drapeau dès l’âge de 18 ans, et qui prendra, sur l’Isonzo, sa dose de plomb et de gaz toxique.
Mais ce ne furent que trois ans, sur un parcours universitaire qui en prévoyait quatre. Car un beaux jour un coup de tonnerre vint bouleverser la vie de l’Institut Oriental: une mal conçue réforme des curricula qui risquait, pour certains élèves, d’annuler les résultats d’une année entière de scolarité.
La leçon de Montesquieu
Les étudiants se plaignirent. En vain: l’Université ne pouvait pas aller contre la loi. Et voilà que la petite qui avait osé contester l’apanage du fils du Roi se réveille. Elle convainc ses camarades que de se plaindre avec l’Orientale n’aurait amené à rien, propose donc d’aller demander compte directement au Ministère, et part pour Rome à la tète d’une « délégation de l’Orientale », bien sûr au total insu de ses parents. Dans un blitz d’un seul jour, par un pestilentiel train à vapeur, elle débarque avec ses trois copains dans une ville inconnue grouillante de soldats tout juste démobilisés, arrive à trouver le Ministère, et réussi à se faire recevoir par le Ministre en personne. Pour obtenir la même, décevante réponse: il comprend parfaitement leur problème, mais le Ministre non plus ne peut aller contre la loi.
Cela ne pouvait cependant pas suffire à la fille qu’a douze ans avait tenu tète à son prof comme un avocat au parquet. « Je n’ose pas vous rappeler, monsieur le Ministre, que c’est l’équité qui doit régir l’exécution des lois », dit-elle.
Le Ministre ôta ses lunettes de presbyte pour mieux la regarder, et eu ce qu’à ma mère sembla un soupir: « Où est-ce que vous avez appris ça, Mademoiselle? » Chez Montesquieu, bien sûr, car – fit remarquer la fille – elle étudiait la littérature française, et Montesquieu était un auteur très important.
« L’équité, l’équité ! C’est pas facile l’équité » rétorqua le Ministre; mais Raffaella s’aperçu qu’il n’était plus complètement à son aise, et pensa qu’il allait trouver une issue. Elle ne s’attendait cependant pas du tout au « conseil personnel » que, après avoir encore une fois répété qu’il ne pouvait rien pour eux, il lui donna, presque oublieux des trois autres étudiants qui formaient la délégation: « Partez à Paris, Mademoiselle, si vous le pouvez. A la Sorbonne on vous reconnaitra toutes les études faites à l’Orientale ». Il en était sûr. Et il allait d’ailleurs contacter son homologue français à cet égard.
La crainte des Français
Partir à Paris! Il était plus facile pour le Ministre de le dire que pour la jeune fille de Monteleone de le faire! Pendant le retour vers Naples, Raffaella ne parla presque pas avec ses camarades; car les questions se multiplient dans sa tète. Que diront les tantes Solano, qui déjà prient pour elle tous les jours, pour que Dieu la protège des dangers de Naples? Que deviendrait-il de sa sœur cadette, Carmela, qui vient de terminer le lycée et qui compte sur son aide pour entamer à Naples ses études universitaires? Et puis, problème des problèmes, comment convaincre son père? Faudra-t-il lui dire du voyage à Rome? Mieux pas. Mais il faut immédiatement lui envoyer un télégramme, pour lui dire des problèmes qu’elle a à l’Université. Et pour qu’il vienne la chercher.
Raffaella a cependant d’autres flèches à son arc. Deux jours après son retour à Naples, une lettre de couvent à couvent informe la mère Lydia, à Monteleone. Le lendemain, ma grand’mère est invité au cloitre, où on lui confie un message pour l’architecte d’Aco, auquel l’entrée au couvent est malheureusement interdite. C’est un message assez surprenant: si jamais votre fille Raffaella devait se rendre à Paris, sachiez qu’elle peut loger dans un monastère qui offre toute protection, et qui n’est pas loin de la Sorbonne.
Ma grand’mère reporta fidèlement le message à son mari, mais sans pour autant cacher ses perplexités. Car dans la famille, pour « infranciosata » qu’elle fut, l’opinion sur la France et les Français n’était pas unanime. Il y avait aussi des vues autres que celle de mon grand-père et de ses ancêtres « muratiens » car, si la présence française avait apporté beaucoup de nouveautés positives dans le Sud de l’Italie, elle avait aussi coïncidé avec une période de relâchement des mœurs. Les soldats français avaient « séduit » pas mal de filles, et d’autres avaient été violées, ou avaient tout simplement disparu. Au point que mon arrière grand père maternel, même s’il était né un bon quart de siècle après la mort de Murat, avait pris soin de prévenir ses quatre filles du fait que, si jamais les Français devaient revenir en Calabre, il les aurait jetées lui même dans le puits de la maison pour qu’elles ne risquent pas le viol ou le déshonneur.
Dans le fiacre qui l’amenait au port de Monteleone prendre le train pour Naples et aller chercher sa fille, l’architecte d’Aco avait donc déjà tous compris. Même s’il ne savait rien des activités de sa fille comme leader des étudiants de l’Orientale, il devinait que sa petite Raffaella avait grandi, tout en restant elle-même. Qu’une nouvelle phase s’ouvrait. Et qu’à l’horizon de sa famille il y avait désormais Paris.
Lui, il n’avait jamais été plus au Nord que Florence. Mais, comme à l’époque tout architecte digne de ce nom, il avait fait ses études à Rome. Et il avait connu des Français, des jeunes architectes très différents des soldats de Murat, qui y passaient une année entière pour étudier de près les grands vestiges du passé. Il ne partageait donc pas les craintes que sa femme et les tantes Solano avaient héritées de leur famille. Et puis, une fois ayant fait son devoir de bon père traditionnel avec sa tentative avortée d’empêcher à sa fille d’arriver au bac, il se sentait désormais libre d’être très fier de sa petite Raffaella, de son courage, et de ses succès.
Paris !
Ce fut ainsi qu’au mois de Septembre 1919, toutes les prévisions – et les craintes – de l’architecte d’Aco s’avérèrent exactes. Ma mère s’installa à Paris et, dans la foulée, ma tante Carmela, qui avait déjà préparé les papiers pour s’inscrire elle aussi à l’Orientale, changea de programme, et suivit Raffaella. L’offre de la sœur Lydia, un monastère en plein Quartier Latin s’était avérée, une fois de plus, gagnante. Et un endroit parfait, surtout une fois dissipée la crainte inspirée chez les bonnes sœurs par le nom d’un carrefour tout proche, qui avait été estropié dans la correspondance entre cloitres, et qui était devenu Rochereau d’Enfer.
Mais, il y eut encore un petit « mais ». Le diplôme que ma mère obtint au but de 20 mois n’était valable qu’en France. Revenir en Italie n’était donc pas facile. D’autant plus que sa sœur n’était qu’en deuxième année, et n’avait pas une personnalité assez forte pour vivre toute seule à l’étranger. Bref, comme Raffaella l’expliqua à son père, rester à Paris encore deux ou trois ans était un cas de « force majeure », même si ce n’était pas un cas fait pour déplaire aux deux filles… d’autant plus qu’il y avait tant d’autres possibles niveaux de diplômes au delà de celui qu’elle venait d’obtenir…. et puis, on lui avait offert un travail intéressant dans une maison d’édition…. qui leur permettrait, à Raffaella et à Carmela, d’abandonner le couvent et de partager l’appartement du boulevard Raspail où s’était installée Giovanna, l’autre fille qui avait fait partie de la « délégation de l’Orientale » en cette mémorable journée.
« Force majeure » permit donc à Raffaella de rester parisienne pendant les « années folles », la plus extraordinaire décade vécue par la Ville Lumière au vingtième siècle, D’abord fasciné par le climat de frénésie généralisé, la diffusion de l’automobile, le vertige de la vitesse, les terrasses des cafés, elle – qui avait au fond gardé une modestie calabraise – fut par la suite choquée par le roman de Victor Margueritte « La Garçonne », l’un des grands best-sellers du XX siècle: « j’ai failli vomir à la dixième page – me dira-t-elle une quarantaine d’années plus tard – et je l’ai finalement jeté bruler dans la cheminée ». Mais elle fut particulièrement frappée par la démolition des fortifications de Thiers qu’elle rapprochait au renouveau et au vent de modernité qui avaient secoué Monteleone après le tremblement de terre, par l’Art Nouveau et l’Exposition de 1925, par le changement radical de la mode féminine. Surtout par la floraison du grand cinéma français, qui restera toujours une de ses grandes passions. Encore en 1990, quand elle avait 92 ans, elle me demandera de lui amener de Paris la vidéocassette du Cyrano de Gérard Depardieu. Cette fois-ci cependant, elle sera – hélas – déçue. Car, avec l’intention peut-être de protéger la technologie française, la cassette n’existait qu’en Secam, inutilisable hors de l’Hexagone.
Les Italiens de la Coupole
Ce ne sera donc finalement qu’après avoir vécu et travaillé treize ans à Paris que, en 1932, Raffaella sera de retour en Italie. Mais cela ne fut ni grâce à ses études ultérieures, ni vraiment à cause du fait que la France lui semblait avoir beaucoup changé à partir de vers 1930. Ce fut surtout grâce aux attentions que lui réservait un jeune ingénieur calabrais, Francesco, qu’elle avait rencontré avec d’autres italiens, un soir de 1927, à la Coupole: à l’époque une simple brasserie, et pas encore un dancing. Mais de les prendre en considération, ces attentions, n’avait pas été une décision ni immédiate, ni facile. Tout d’abord parce que, pour une foi, Raffaella, si perspicace en d’autres domaines, n’avait rien compris, et était convaincue que le jeune homme visât plutôt sa sœur Carmela. Et puis, parce que ses amis de la Coupole faisaient partie d’un groupe qu’elle aimait et craignait en même temps. Elle savait en effet qu’ils étaient socialistes, et qu’un des leurs, qui avait pris le risque de rentrer dans la Péninsule, avait été arrêté par les Fascistes, et condamné à dix ans de prison.
Le jeune ingénieur, lui, ne faisait cependant pas vraiment partie de ce groupe d’exilés politiques, et il ne venait à Paris que de temps en temps discuter de construction de ports maritimes dans des réunions internationales. Il avait par ailleurs pris soin de ne pas trop dire aux deux filles d’Aco sur les circonstances dans lesquelles il avait, quelques années auparavant, dû en quelques heures décider de quitter sa ville natale, Catanzaro, ainsi qu’un confortable emploi dans l’Administration, pour se transférer à l‘autre but de la Péninsule, à Turin, où seulement plus tard il réussira à s’insérer dans l’Université locale.
Notamment, il ne leur avait pas raconté comment, à Catanzaro, son bureau ayant été chargé de préparer le projet d’un monument à la révolution fasciste, il s’était mis à la tache avec beaucoup d’énergie, en dessinant un ensemble très futuriste de blocs de marbre reliés par des rivets et des écrus en bronze, qu’au début ne lui avait obtenu que des louages. Il ne leurs avait pas non plus raconté d’avoir dû partir en vitesse pour avoir répondu à la question d’un « ami » sur le sens profond son œuvre, que de sens il n’y en avait aucun, le but de son projet étant seulement de permettre la récupération des matériaux qui auraient été nécessaires à le réaliser, « pour en faire quelque chose d’utile, lorsque cette bouffonnerie sera terminée ».
Il est fort possible que, si elle avait connu ce précédent, la fillette qui avait osé contester l’apanage du fils du Roi aurait d’emblée reconnu son âme sœur. Mais même en se présentant comme un homme très tranquille, assistant de Sciences des constructions à l’Université de Turin, en attente d’avoir une chaire à lui, à Rome probablement, Francesco réussit à se faire aimer. Et il en fit son épouse.
Retour en Italie
Et elle aussi devait aimer vraiment beaucoup son Francesco si, pour lui, elle accepta de quitter Paris pour Turin, et puis – peut être – Rome. Car, Rome, ma future mère ne l’aimait pas. Bien sur, elle trouvait la « ville éternelle » absolument magnifique dans ses grandioses ruines, mais triste et endormie, habitée comme elle l’était surtout par des bureaucrates piémontais récemment immigrés, autant raides et froids qu’honnêtes et courtois.
Rome devra en effet attendre les années ’50 pour devenir le haut lieu intellectuel de la Dolce vita. Mais n’avait compté que quelques deux cent mille âmes lorsque en 1870-71 elle était devenue la Capitale de l’Italie; et s’était élargie, mas pas beaucoup développée depuis. Car le Roi, terrorisé par ce qui s’était passé à Paris en ces mêmes années, n’avait pas voulu qu’on y installe que des ministères et des casernes. Pas d’autres activités, et surtout pas d’industries, qui auraient pu y faire multiplier les classes laborieuses, et donc les masses dangereuses. Bref, Raffaella ne l’aimait pas beaucoup: car, par rapport à Paris, il lui manquait un trait fondamental. Il lui manquait – disait-elle en empruntant à Baudelaire – le chaos des vivantes cités.
Ce fut dont sans beaucoup de drame que les deux époux réagirent lorsque la chaire que mon père attendait s’avéra être à Naples, et non à Rome. C’était peut être une injustice qu’il avait subi. Mais en échange Naples avait en matière de vitalité et de chaos tout ce que l’on pouvait désirer. Et aux yeux de la fille qui y avait passé trois ans de sa jeunesse en partageant son temps entre l’Orientale et le cloitre, elle devait avoir tout l’attrait d’une mystérieuse jungle urbaine à découvrir. A Naples, la rupture avec Paris aurait été moins nette.
Un havre francophone
Je ne sais pas si ma mère, dans les années qui suivirent, a délibérément cherché à y récréer un simulacre de vie parisienne. Mais mes premiers souvenirs sont ceux de notre maison étant une sorte d’ilot culturel qui nous permettait, à ma sœur et à moi, de passer d’un univers à un autre, de nous exprimer en deux langues, et même – si j’ose dire – d’avoir deux âmes. Et l’on pouvait alterner l’une à l’autre simplement en passant par une belle porte vitrée.
La bibliothèque de cet ilot était carrément bilingue, au point que pour certains livres je ne saurais pas dire en quelle langue je les ai lus. Et si ma sœur commença dès assez tôt à ressentir ce dédoublement linguistique et culturel comme un déchirement, et fit plus tard le choix d’être à cent pour cent napolitaine, ce ne fut jamais le cas pour moi. Mais elle allait à l’école publique, et là elle se sentait parfois « une Martienne » lorsque, comme c’était le cas de temps en temps, il lui arrivait de semer la surprise parmi ses copines en pensant à haute voix dans une langue qui leur était étrangère, dans notre langue à nous, la langue que nous partagions avec nos parents.
Moi, à cet égard, j’avais eu un sort différent. Car à l’automne 1943, au moment de m’inscrire à l’école primaire, mes parents n’avaient pratiquement eu qu’un seul choix, auquel le républicain laïc qu’était mon père ne s’était plié que obtorto collo. Naples ayant été atrocement détruite par 110 bombardement anglo-américains, et étant alors – à peine libérée de l’occupation allemande – soumise aux 84 bombardements de la Luftwaffe qui firent suite, la seule vraie possibilité était l’école française « Jeanne d’Arc » qui, elle, avait été épargnée, ainsi que le monastère où elle avait son siège.
S’agissant d’un établissement reconnu par le Ministère de l’Education, la plupart des cours étaient évidemment en Italien. Mais malgré l’effort que les bonnes sœurs y mettaient, le Français resurgissait de tous les cotés et à toute occasion. Et si mes copains pouvaient récupérer en famille le quelque peu de retard que nous prenions avec la langue et la culture de notre pays, cela n’était toujours pas le cas pour moi, plus fortement enraciné dans le bilinguisme. Pour moi, le Français devint la langue de ma formation en tant qu’être humain. Et je n’avais que huit ans lorsque il se passa le petit épisode dans lequel j’en vois encore aujourd’hui la preuve.
L’occasion fut fournie par une petite automobile à pédales, rouge et bleue, dont on m’avait fait cadeau deux ou trois ans auparavant, et à laquelle j’étais très affectionné. Or, un après midi, en rentrant de l’école, je ne la trouve plus. Mes parents, voyant que je n’y rentrais plus dedans, l’avaient donnée à la Paroisse pour qu’un enfant pauvre – à Naples il y en avait une quantité infinie – puisse en profiter. Et ce fut avec cette explication, qui faisait en même temps appel à ma raison et à ma bonté d’âme que mon père essaya de consoler ma terrible déception. Avec peu de succès, cependant. Jusqu’au moment ou, à coté de sa large épaule je vis apparaître la silhouette de ma mère. Elle semblait doucement sourire de mon chagrin, puis profita d’un moment de silence pour me poser une sorte d’étrange question:
Objets inanimés, avez-vous donc une âme,
Qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ?
Je n’aurais certainement pas su expliquer alors pourquoi ces paroles mirent fin à mes larmes. Je n’étais pas consolé, je m’en souviens très bien; j’aurais encore voulu qu’on me rende ma voiturette rouge et bleu. Mais j’avais le sentiment d’être passé à un autre niveau; le sentiment de devoir trouver une solution, une réponse à une autre question, plus importante que celle de vivre sans mon automobile. Ce qui s’était passé, j’aurais du mal à l’expliquer même aujourd’hui, si non en disant que l’art, la poésie, avait réussi là où l’appel à la raison n’avait mené à rien. Mais je sais que ce n’est pas toute la réponse.
Grandir avec deux âmes
Ce vivre et grandir à cheval de deux cultures avait cependant une échéance très clairement définie, car le « Jeanne d’Arc » n’offrait que cinq ans, jusqu’à la fin de l’école primaire. A l’âge de dix ans, l’Italien devint donc la langue de mes études et de mes intérêts, puis des mes passions et d’un trop précoce engagement politique. Mais pas de façon tout à fait exclusive car, lorsque j’avais quatorze ans et j’étais fort pris par le charme du communisme, mon avoir deux âmes vint à mon aide. L’habitude à chercher de toujours encadrer le réel en même temps dans deux systèmes linguistiques et logiques différent, m’avait en effet fait devenir un lecteur habituel de « L’huma ». Résultat: la manière grotesque et déformée dans laquelle ce journal relatait et interprétait ce qui se passait autour de moi, en Italie, me poussa rapidement non seulement à douter fort de sa fiabilité, mais aussi à me méfier du tableaux du monde que chaque jour me proposait, en Italien, la presse de gauche.
En murissant, j’étais évidemment devenu progressivement conscient du caractère peu commun du cadre linguistique et culturel dans lequel nous vivons, et que j’aimais pourtant si fort. Ainsi, un jour j’en demandai compte à ma mère. Elle me répondit qu’elle aimait, bien sur, cette petite oasis francophone, et que l’air qu’on y respirait rendait sa vie très agréable. Mais elle me fit remarquer que l’on ne s’y cachait pas, dans ce petit havre. Et l’on ne se cachait pas le monde extérieur non plus. En effet, nous n’étions pas des « séquestrés » culturels qui essayaient de faire vivre une fiction du pays des lumières dans la pauvre, mais très humaine, Naples des sombres années quarante.
Et encore, même si plus de la moitié des livres qui se trouvaient ou circulaient chez nous étaient en Français, on s’offrait non seulement l’accès à toute la pensée et la littérature italienne et étrangère, mais aussi des vraies contaminations culturelles. Paradoxalement, ce fut en Italien que je lus L’Ile mystérieuse, un livre qui me marqua énormément et que je relus une dizaine de fois. Mais se fut dans une traduction française que, quelques années plus tard, The Sun Also Rises me fit en premier prendre conscience – hélas, avec une génération de retard – de mon destin parisien.
La mutation de l’Abbé Galiani
Ce destin parisien me fit enfin faire, à 24 ans, lors d’un Séminaire sur la Méditerranée, à Naples, la connaissance de Raymond Aron: qui m’offrit un petit boulot dans une Fondation qu’il présidait, à Paris. De même, ce destin me fit – deux ans plus tard – délaisser une bourse Fulbright à la Columbia pour rester à l’Ecole des Hautes Etudes. Et ce fut en cette occasion que Raffaella, la fille de Monteleone Calabro qui, en 1919, avait réussi de ses seules forces à monter à Paris, tout en me disant de ses doutes sur la sagesse pratique de mon choix, y ajouta aussi une réflexion de l’Abbé Galiani, un grand humaniste italien, que – comme elle le savait – j’admirais beaucoup.
Galiani avait publié à Naples, en 1750, un très important Trattato sulla Moneta. Puis à Paris, où il a été pendant dix ans – à partir de 1759 – Secrétaire d’Ambassade, il avait fait paraître de façon semi-clandestine ses Dialogues sur le commerce du blé, et avait exercé une grande influence sur Diderot. Mais une fois rentré à Naples, où il avait été fait Ministre, souffrait beaucoup de ne plus pouvoir fréquenter les salons des Encyclopédistes. Il tint donc une correspondance qu’aujourd’hui, republiée en quatre volumes, fournit un extraordinaire témoignage du Paris de l’age des Lumières.
C’est d’une de ces lettres, adressée à Louise d’Epinay, que venaient les propos que ma mère m’offrit en ce moment difficile, où je faisais, entre New York et Paris, un choix qui allait avoir, dans ma vie, une importance comparable à celle qu’avait eu dans la sienne la décision de partir pour Rome à la tète de la « délégation » de l’Orientale. Des propos dans lesquels elle se reconnaissait, et dans lesquels elle me reconnaissait aussi. Des propos résumant le destin de beaucoup d’hommes et de femmes qui se sont immergés dans les eaux troubles de la Seine, et y ont acquis une plus claire et mure connaissance du monde et d’eux mêmes: « les plantes se dénaturent en changeant de sol; et moi j’étais devenu une plante parisienne ».
Giuseppe Sacco
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