Italie Le scandale de l’espoir
« Il semble que la politique italienne connaisse une profonde transformation dont l’auteur est Matteo Renzi. Après une fulgurante ascension politique à partir de la mairie de Florence, il est parvenu très jeune à la tête du gouvernement. Cette ascension, son programme, ses premiers pas, ses premières décisions méritent d’être analysés avec soin, avec subtilité même, car en politique les Italiens peuvent être des maîtres incomparables, peut-être parce qu’ils sont si difficiles à gouverner. Nul ne pouvait mieux le faire, pour nous, depuis Rome, que Giuseppe Sacco que l’expérience Renzi rend plein d’espoir pour son pays et pour l’Europe. Partageons donc ses analyses et ses espoirs.» COMMENTAIRE
Comme s’il voulait marquer ouvertement son détachement face aux petits jeux politiques, dès le lendemain des élections européennes, desquelles il est sorti triomphateur, Matteo Renzi, le nouveau chef du gouvernement italien, a tourné son attention vers l’extérieur : l’Europe bien sûr, mais pas seulement. Il a entrepris un tour d’Asie à la tête d’une mission d’industriels, sans craindre de laisser la scène romaine à ses adversaires et à ses alliés qui – autant sous le choc les uns que les autres – n’arrêtent pas de se demander quelles seraient pour chacun d’entre eux les conséquences politiques de la vague de consensus suscitée par le jeune Florentin.
Une relance des rapports économiques internationaux, surtout avec la Chine, était d’une nécessité criante depuis des années – nécessité à laquelle les Premiers ministres précédents n’avaient pas été très sensibles. Avoir laissé à d’autres la gestion des tractations et des remaniements qui suivent toute consultation électorale pour s’en occuper est un autre de ces gestes qui, chez Matteo Renzi, ont plu aux Italiens, car ils ont fait espérer qu’il pourrait enfin faire passer l’intérêt natio- nal avant les intérêts partisans.
À Rome, dans la fraîcheur des soirs d’été, lorsque le Ponentino souffle de la mer, Matteo Renzi avait pourtant beaucoup à faire. Surtout, il avait l’occasion de changer durablement le système politique de la Péninsule, car les élections européennes ont eu un résultat dont les effets dureront dans le temps, quel que soit son destin personnel. Ce scrutin a prouvé que la gauche aussi peut obtenir une vraie majorité, alors que l’on considérait jusqu’ici le Parti démocrate comme incapable de rassembler plus d’un tiers de l’électorat.
Comme l’a écrit le Corriere della Sera, “Renzi a démontré que le PD, le parti de la gauche, peut à lui seul gagner une compétition électorale ; que le bipolarisme peut, mieux que tout autre système, lui ouvrir la voie du pouvoir” (3 juillet 2014). Et qu’il n’existe donc plus de justification aux doutes et aux réserves à changer la Constitution et la loi électorale, de sorte que l’Italie ne soit plus condamnée à être éternellement gouvernée par des coalitions impuissantes à mener les réformes économiques nécessaires au pays.
Espoir contre rage
Le 25 mai n’a pas été en Italie un jour sombre pour l’Europe, comme dans les autres pays de l’Union – le dies atro signanda lapillo, à oublier le plus vite possible, en cachant, comme d’habitude, sa tête sous le sable. Dans la Péninsule, au contraire, ce jour a marqué autant un tournant psychologique et politique collectif, qu’une étape fondamentale dans la courageuse entreprise de Matteo Renzi, ce jeune homme passé en cent trente jours de la mairie de Florence à la tête du gouvernement.
Une page semble enfin avoir été tournée, et de nouvelles possibilités ouvertes dans un pays que certains observateurs avaient, trop rapidement, donné pour agonisant et sans avenir. En votant à contre-courant par rapport au reste de l’Europe, l’Italie a réagi au pessimisme européen de l’hiver 2013-2014 par un sursaut d’espoir. Cette manifestation de bon sens et de confiance en elle-même a surpris, ridiculisé et mis en rage pas mal de soi-disant experts des affaires italiennes.
Dans celui des grands pays qui a le plus et le plus longuement souffert de la crise de la zone euro, on a obtenu non seulement le plus haut pourcentage d’affluence aux urnes, mais aussi un score des partis eurosceptiques inférieur de moitié à ce que les « experts » atten- daient. On a obtenu le rassemblement de la nation autour d’un leader dont le parti a dépassé le seuil de 40 % des suffrages : une première depuis plus d’un demi-siècle, depuis qu’en plein « miracle économique » (1958), la démocratie chrétienne avait obtenu 42,36 % des suffrages. Comme l’a écrit El Pais, « si l’actuel Parlement européen n’est pas le plus antieuropéen dans l’histoire de l’UE, on le doit surtout au triomphe du jeune leader du PD ».
Mais la vraie surprise vient d’ailleurs. L’Italie s’est tournée, pour lui confier ses espoirs, vers le parti structurellement minoritaire qui se prêtait le moins à jouer ce rôle. Car déjà à plusieurs reprises, notamment aux élections de 2008 et 2013, quand tous les sondages le donnaient gagnant, les Italiens, une fois seuls avec leur conscience dans l’isoloir, n’avaient pas eu l’estomac de voter pour le parti des ex-communistes. Et cela au grand dépit de tous les douteux « amis de l’Italie » qui, à Washington comme à Paris ou à Berlin, l’appuyaient de toutes leurs forces.
Il est facile, pour un observateur étranger, de sous-estimer l’audace du projet de Renzi : la tentative de construire son destin politique comme interprète du désir de renouveau de la société italienne; de le faire en ayant d’abord redonné à la gauche le rôle qui devait être le sien, le rôle de parti du changement, représentant de la « société d’en bas ». Car il ne serait pas facile, pour ce même observateur étranger, ni de comprendre pourquoi le parti né des cendres du PCI n’était jamais arrivé à traduire en majorité électorale l’indiscutable hégémonie gramscienne dont il a longtemps joui dans la société, grâce au contrôle de facto de tous les pouvoirs non électifs, ni de saisir les raisons profondes du rejet quasi viscéral dont il faisait l’objet de la part de la majorité des électeurs. Un rejet qui a permis pendant une vingtaine d’années les victoires consécutives d’un « impolitique » comme Berlusconi, qui ne se définissait que comme l’interprète de ce refus. Et cela malgré les erreurs politiques graves et les gaffes à répétition de l’ex-Cavaliere, et malgré les efforts réitérés des anciens communistes pour changer d’identité en renouvelant le symbole et le nom de leur parti : d’abord La Chose, puis Le Chêne, puis L’Olivier, puis PDS, puis DS, aujourd’hui PD, demain peut-être le Parti de la Nation.
Le rejet de l’intelligentsia de gauche
« Tu me conseilles de me boucher le nez et de voter à gauche », écrivait lors d’une précédente consultation électorale un grand journaliste, Manlio Cancogni, à un de ses pairs. « Cette idée ne me plaît pas. Voter à gauche veut dire voter, tout court, pour les DS, c’est-à-dire : les “ex”. Or, les “ex” sont, sans aucun doute, gentils, polis, cultivés, flexibles, et regorgent même d’attention. Ils restent cependant, par les lois de la biologie, des “ex”, c’est-à-dire des léninistes purs. Cela ne veut pas dire qu’ils veulent faire la révolution ou des diableries pareilles. Pas du tout. Ce sont des modérés, ils sont les seuls garants de l’ordre constitué. Ils se contentent de conserver le pouvoir. Car ils croient (comme leur maître à penser) en avoir le droit par mandat du ciel, car la raison historique (leur propre Dieu) a choisi leur conscience pour y faire son nid. Et cette présomption, qui émane de leurs agréa- bles visages, d’être quoi qu’il en soit toujours les meilleurs, m’est intolérable. »
Et son correspondant, Indro Montanelli, de répondre :
« Ce dont tu parles est l’intelligentsia de la gauche, à propos de laquelle je suis obligé […] de partager ce que tu penses et que tu dis. Oui ! Celle-ci est vraiment intolérable et – ce qui est pire encore – impossible à enter- rer. S’étant approprié, lorsque tout la favori- sait, l’exclusivité du Verbe, elle a construit sur lui un réseau de positions de pouvoir culturel qui résiste à tout, y compris aux preuves de son inculture. Je suis désolé, mais je ne peux pas te donner tort, car [je] les ai eus sur le dos, ces buralistes de la raison historique, pendant vingt ans avec toute leur prosopopée, heureusement corrigée par l’illisibilité de leurs livres, pour ne pas dire de leurs arnaques…et de leurs chaires dont ils ne descendent jamais, même pas pour aller aux toilettes.»
Bien sûr, ces deux grands journalistes sont tous les deux des Toscans. C’est-à-dire des iracundi de nature, qui expriment de façon extrême les sentiments qui, chez tout autre Italien, provoqueraient seulement une phrase ironique ou une grimace de dégoût. Et, bien sûr, beaucoup d’eau est passée sous les ponts, même sous les ponts de l’Arno, après cet échange épistolaire, et avant que Renzi n’ap- paraisse. Mais cette correspondance décrivait de façon perspicace le sentiment qui, jusqu’à hier, avait empêché à l’Italie de donner la majorité à la gauche.
L’audace de Renzi
Que s’est-il donc passé au PD pour qu’un nombre non négligeable de ceux qui votaient Berlusconi, et un nombre beaucoup plus grand d’électeurs progressistes, jusqu’ici furieux contre les anciens communistes, puissent enfin leur donner leur vote ? Il s’est passé un fait décisif, qui n’a pas eu d’équivalent en Europe dans ce printemps 2014 : une « révolte de l’espoir», une vraie anomalie dans un continent vieilli et en déclin, et qui apparaît résigné à son destin.
Courageusement, en novembre 2012, un jeune dirigeant de province, dont la seule expérience politique était d’être maire de Florence depuis cinq ans, s’est porté candidat aux primaires par lesquelles les apparatchiks ex-communistes faisaient semblant d’élire le secrétaire du PD, destiné à devenir automatiquement candidat au poste de « premier ». Il va sans dire que la nomenklatura – et plus encore l’intelligentsia du parti – a vécu cette candidature comme un vrai scandale. Pire, comme un crime de lèse-majesté. Mais Renzi ne s’est pas laissé intimider et a finalement obtenu un score remarquable : 33,5 %, contre 44 % en faveur du secrétaire sortant, Pier Luigi Bersani. Ces primaires prévoyaient deux tours, et quinze jours plus tard la machine du parti l’avait, comme prévu, facilement écrasé, même si pour y aboutir il avait fallu renvoyer sous divers prétextes un bon nombre des sympathisants qui s’étaient présentés pour voter.
Faisant étalage de sa discipline, Renzi était donc rentré à Florence, sans soulever le problème de la régularité douteuse du scrutin. Il avait le temps pour lui et pouvait attendre son heure. Il était probablement convaincu qu’elle n’allait pas tarder à venir, car il savait que l’Italie, elle, ne disposait plus de temps. La phase du Renzi rangé et bon enfant – pendant laquelle un des « sages » du vieux PCI lui conseilla de limiter ses ambitions au Parlement de Strasbourg – n’allait pas durer très longtemps. L’occasion d’y mettre un terme sera offerte par l’échec de Bersani, pourtant donné à 100 % gagnant par les « experts » : après une campagne conduite avec encore plus d’arrogance que d’habitude, celui-ci sortira vaincu des élections politiques des 24 et 25 février 2013, face à l’incroyable résistance de Berlusconi, pourtant mis en difficulté sur le front judiciaire, et à cause de l’exploit du mouvement Cinq Étoiles (M5E) de Beppe Grillo. À quoi s’ajoutera la sanglante défaite de Mario Monti – Premier ministre jamais élu –, de ses pitoyables acolytes rassemblés sans aucun discernement, et de l’establishment étranger qui avait appuyé sa candidature.
Après plusieurs semaines d’agonie et l’échec de toutes les tentatives pour former une coalition dirigée par Bersani, l’homme censé avoir battu Renzi aux primaires, après la formation d’un fragile gouvernement Letta – un replâtrage composé d’apparatchiks du PD et de transfuges berlusconiens, inventé lorsqu’il était devenu évident que Monti devait s’effacer au plus vite –, l’appareil du PD, désemparé devant la défaite, ne pourra éviter l’organisation d’un vote pour choisir le nouveau secrétaire du parti. Ce seront les primaires de décembre 2013, que Renzi va gagner de façon indiscutable, en se présentant ouvertement comme l’homme de la rupture avec le passé. Une fois conquis le leadership du PD, les conditions seront réunies pour que la grande vague d’espoir qui avait enfin réussi à secouer même le corps inerte du PD se communique à l’Italie tout entière.
Récupérer la « gauche furieuse »
Renzi ne pouvait à l’évidence ignorer les hostilités qu’il susciterait lorsque, pour se donner l’instrument de ses ambitions politiques, il choisirait de partir à la conquête du PD, une bête politico-culturelle très difficile à apprivoiser. Le PD est en effet une coalition étrange et à certains égards équivoque de survivants : des ex-communistes et des exdémocrates chrétiens, les deux partis de masse blessés à mort par la fin de la guerre froide. Il est en même temps la dernière incarnation de la stratégie communiste du « compromis historique » avec l’Église, en excluant les forces laïques – stratégie inspirée par Staline, et fidèlement appliquée par Togliatti, après que Yalta eut rendu impossible, dans la Pénin- sule italienne, tout contrôle exclusif du pouvoir par le PCI. Une stratégie d’un autre âge donc, bêtement poursuivie des décennies plus tard par Berlinguer et ses épigones, dans une société qui s’était entre-temps radicalement sécularisée et profondément transfor- mée au point de vue économique et culturel.
Certains se sont demandé pourquoi Renzi, d’origine centriste et vaguement catholique, a fait l’improbable choix de faire du PD le lieu d’application de son énorme énergie et des capacités politiques dont il vient de donner la preuve. Comment a-t-il pu imaginer trouver dans cette secte sclérosée l’instrument d’une stratégie de renouveau ? Un renouveau qui prend parfois des aspects extrêmes et iconoclastes, telles ses déclarations répétées d’« envoyer à la casse » l’ancien groupe dirigeant du PD et le choix de ses ministres, qui sont pour la plupart très jeunes et sans aucune expérience politique. La réponse est probablement que Renzi s’est lancé dans cette aventure parce qu’il était conscient du fait qu’il fallait tout d’abord, dans un pays qui a connu un énorme progrès social jusqu’aux environs de 1980 avant que la tendance ne s’inverse, faire rentrer la gauche dans son rôle, et lui donner à nouveau sa composition naturelle, en termes d’aires culturelles et de couches sociales représentées.
Au point de vue strictement politique, cela aurait permis de récupérer le vaste groupe de la « gauche furieuse », c’est-à-dire tous ceux qui, de par leur formation culturelle et leur origine sociale, auraient normalement gravité autour des positions socialistes, sociales- démocrates, laïques, radicales à la française ou libérales à l’américaine. Et qui auraient peut-être déjà trouvé leur place si la famille politique dont Bettino Craxi a été le dernier leader n’avait pas été poursuivie et dispersée par le « parti des juges ».
Furieuse contre les ex-communistes, qui au lynchage de Craxi s’en étaient donné à cœur joie, et hostile à l’arrogance de la nomenklatura, cette couche vaste et sophistiquée de l’opinion se trouvait depuis plus de vingt-cinq ans mal à l’aise et sans représentation véritable dans le climat politique de l’Italie, où elle trouvait que, si la droite faisait plus ou moins son métier – celui de la continuité sociale et culturelle –, la gauche, elle, ne jouait pas le rôle qui lui revenait normalement – promou- voir le changement et le renouveau. Rôle crucial dans une période où l’Italie, comme toutes les sociétés de l’Occident, risque la décadence et la marginalisation. C’est seule- ment à la tête d’une gauche rajeunie et guérie de sa sclérose culturelle que Renzi pouvait offrir à cette composante stérilisée de la société italienne une vraie représentation politique ainsi que l’occasion de jouer un rôle face au mécontentement de la nation.
Car les Italiens sont mécontents, comme un grand nombre d’Européens. Seulement, ils ne dirigent pas leur mécontentement contre l’Allemagne ou contre Mme Merkel, mais plutôt contre leur propre classe politique, la nomenklatura des partis, caste fermée qui ne se renouvelle plus que par cooptation, sans que les électeurs n’aient leur mot à dire. Et ils sont même plus que mécontents. Comme l’a écrit le Corriere della Sera au lendemain du second tour des élections locales (le premier s’était tenu en même temps que les européennes), « dans le grand corps de la société italienne circule une rage bleue et impatiente ». Cette rage est apparue à nouveau au deuxième tour, lorsqu’il n’était plus question de dire «oui» ou «non» à Renzi, mais lorsque les électeurs se trouvaient face au minable personnel politique des partis traditionnels.
Cette rage a alors encore une fois « débordé des urnes par des choix extrêmes », comme cela s’était produit aux législatives de février 2013, après lesquelles un Grillo triomphant avait pu qualifier Bersani, à l’époque secrétaire du PD, de « mort qui parle ». Le second tour des élections supplétives municipales ou régionales, qui se sont tenues un peu partout dans la Péninsule deux semaines après les européennes, avait en effet redonné un peu de vie au mouvement de Grillo, ainsi qu’une sorte de nouveau souffle à Forza Italia. Le PD, avec 6 % de voix en moins par rapport aux européennes – preuve que celles-ci avaient été un succès personnel du nouveau chef du gouvernement –, s’en tirait quand même bien mieux qu’avant l’arrivée du jeune maire de Florence à la tête du parti.
Sous un sourire juvénile : des dents d’acier
Comme nous l’avons vu, Renzi, désormais secrétaire du PD, après son succès personnel aux primaires de décembre 2013, avait poussé le parti à retirer son mandat de chef du gouvernement à Letta. Ce faisant, il osait la brutalité, au risque de déplaire au grand nombre d’Italiens qui attribuent beaucoup d’importance aux « bonnes manières ».
Le renvoi de Letta, que le surréel correspondant en Italie du Monde a comparé à la chute de César sous les coups de Brutus, fut un moment important, car en cette occasion on a eu la preuve que, sous son visage rondelet et son sourire juvénile, Renzi cachait des dents d’acier – caractère indispensable lorsqu’on doit affronter des ennemis qu’il a lui-même clairement identifiés : les mandarins de la bureaucratie, la nomenklatura des partis, et l’intelligentsia qui exerce une hégémonie culturelle. Ce fut aussi une nouvelle preuve de sa capa- cité à prendre des risques, car il a détrôné Letta tout en sachant qu’à cause des imminentes élections européennes il aurait à se soumettre immédiatement au verdict des urnes.
Renzi n’ignorait pas non plus que, pour donner une chance à son projet de renouveau, il était indispensable d’occuper la position de chef du gouvernement, afin de monter en première ligne et débarrasser l’Italie de la menace anti-européiste de Grillo, le vrai gagnant, avec ses 25 %, des législatives de 2013. Ce que Renzi fera en transformant les élections européennes en un référendum entre lui et Grillo, entre l’espoir et la rage. Cela d’autant plus que les européennes de 2014 étaient la seule consultation électorale prévue avant 2018, et donc une occasion à ne pas perdre pour stopper Grillo et obtenir une consécration populaire. Il a pris ce risque bien qu’à ce moment tous, sauf quelques rares observateurs indépendants, pensaient que la rage l’emporterait, c’est-à-dire que le M5E avait des bonnes chances d’humilier le PD. La Fortune et les Italiens ont apprécié l’audace : l’espoir l’a emporté.
La victoire du 25 mai et ce pourcentage inouï de 41 % des suffrages ont consacré Renzi. Et cela bien que son nom n’apparaisse pas sur les bulletins de vote, les listes des candidats reflétant encore, au contraire, l’appareil du parti, avec toutes ses inconsistances politiques et personnelles.
Le « parti des juges » : déclin ou renouveau ?
Le Blitz de Renzi sur la vie politique italienne marque probablement la fin de la « deuxième République » : la phase historique – avortée – qui aurait dû suivre la fin du communisme et le scandale des « mains propres ». Mais beaucoup reste à faire pour liquider le désastreux héritage de cette période. Ce sera la prochaine tâche de Renzi, car jusqu’ici il n’a eu de temps que pour les trois actes essentiels que nous avons évoqués. En s’emparant du PD, le 15 décembre 2013, Renzi s’est donné l’instrument de son action politique. Puis, le 25 mai 2014, il a offert à un parti qui veut incarner la gauche réformiste le consensus qui devait lui revenir dans l’électorat d’un pays mécontent.
Chef du gouvernement depuis le 22 février 2014, il se trouve cependant – comme toute personne qui voudrait aujourd’hui gouverner l’Italie – dans la nécessité de ramener à la politique des espaces que, dans les vingt dernières années, elle a abandonnés à des confréries informelles qui, après la crise des « mains propres », se sont glissées au pouvoir à la place des partis politiques, à des réseaux corrompus qui gravitent autour des administrations régionales (dont dépend, notons-le, la moitié de la dépense publique dans la Péninsule), et en partie à la justice.
On a beaucoup parlé en Italie de « gouvernement des juges » et de « parti des juges ». Il serait difficile de ne pas voir que pendant les années Berlusconi la principale force d’opposition était le parquet de Milan. Or, par une coïncidence plus qu’heureuse, l’avènement d’un chef du gouvernement qui semble vouloir revendiquer pour l’État ce qui est de l’État coïncide avec une crise du parquet de Milan, moins unanime et moins agressif. La gestion des dossiers et les critères d’attribution des cas aux différents juges ont été contestés par un membre de ce parquet, le juge Robledo, qui jusqu’ici s’était occupé seulement de grands litiges bancaires internationaux. Celui-ci a maintenant publiquement soulevé ces questions majeures, refroidissant ainsi certaines affaires d’une température politique trop élevée.
Ce sentiment d’une dépolitisation de la justice coïncide par ailleurs avec une vague inédite d’activisme anticorruption. Les scandales se sont multipliés. Et comme par hasard, comme si le sentiment des juges était désormais qu’ils peuvent frapper beaucoup plus haut qu’ils ne l’ont jamais fait, l’arrivée de Renzi a coïncidé – à Gênes, à Milan et à Venise – avec la condamnation, l’arrestation ou l’inculpation de personnages de niveau de plus en plus élevé. De même, les sommes impliquées sont de plus en plus inouïes : cinq à six milliards d’euros chaque fois.
Ce ne sont donc plus les petits mafieux du Sud qu’on jette en prison ou que l’on assigne à résidence. Ce sont les « milieux » du Nord qui sont visés, et de plus en plus de hauts fonctionnaires et d’anciens ministres.
Mieux encore : face à cette vague, les députés PD sont parvenus à voter l’arrestation d’un des leurs, et Renzi a obligé à démissionner le maire de Venise, élu par le PD, qui pensait pouvoir tranquillement conserver sa place après une condamnation. Ce jeune homme semble ne pas respecter les règles tacites que la nomenklatura, la caste politique, a toujours considérées comme plus sacrées que ne l’étaient les rites confucéens dans la Chine impériale. Or ce sont ces mêmes règles du jeu qui, depuis vingt ans, étaient à l’origine de la fracture entre gouvernants et gouvernés.
C’est notamment face à la corruption – dont les scandales monstres de Milan et de Venise ont démontré qu’elle persistait avec les mêmes protagonistes et qu’elle datait de bien avant la saison des « mains propres » – que Renzi est allé le plus loin. L’iconoclaste a rompu l’unanimité des voix qui, politiciens et médias réunis, réclamaient une énième loi destinée à mieux contrôler les grands travaux publics; une loi dont la lente fabrication parlementaire aurait évidemment permis aux mandarins de la bureaucratie et à la caste politique de « gagner du temps » en attendant que l’opinion oublie, une loi qui serait aussi inefficace que celles, tout à fait rituelles, qui l’ont précédée à la suite de chaque scandale.
Le problème des gendarmes
Renzi semble considérer ces tentatives de «gagner du temps» comme une pure et simple « perte de temps », ce que ce jeune homme pressé n’apprécie pas. On l’a vu début juin, lorsque le tribunal de Venise a arrêté ou inculpé trente-cinq personnalités impliquées dans une affaire de corruption touchant à un colossal et très coûteux ouvrage de protection de la ville, menacée par la montée du niveau de la mer. Ce jour-là, Renzi était sur le point de partir pour l’Extrême Orient. Il n’a pourtant pas manqué de faire entendre sa voix pour faire comprendre qu’aucune nouvelle loi n’était nécessaire. “Le problème, a-t-il dit, n’est pas de faires des nouvelles règles, celles que nous avons suffisent. Et le problème, ce ne sont pas les voleurs : ce sont les gendarmes.” Des mots déconcertants, qui ne doivent pas avoir été beaucoup appréciés par les mandarins et la nomenklatura, étant donné que parmi ceux qui ont été arrêtés ou incriminés il y avait un ancien ministre, un autre sur le point d’être mis en cause, et des personnalités des gouvernements régionaux : le maire de Venise, deux magistrats de l’organe de gestion du Pô, la plus grande région hydrogéologique de la Péninsule, ainsi qu’un officier supérieur de la police financière.
La référence aux gendarmes aurait été normalement inacceptable, venant d’un chef de gouvernement. On l’a toutefois mieux comprise quelques jours plus tard, lorsque la police judiciaire, envoyée par le tribunal de Naples, fit une descente au quartier général de la police financière à Rome, avec saisie de documents et incrimination de quelques représentants de cette structure fondamentale de l’État. Lorsque, dans les heures suivantes, des fonctionnaires de cette même police financière apparaissent à la Direction des prisons, procèdent à une vaste saisie de documents et mettent en accusation pour corruption neuf personnes, dont un préfet très connu, ancien chef de cabinet du ministre de la Justice du gouvernement Letta (le Jules César du correspondant du Monde), on a pu se demander si quelque chose ne commençait pas à craquer dans la nomenklatura. Et on a surtout éprouvé le sentiment d’un climat nouveau, d’un idem sentire du pouvoir exécutif et d’une partie, malheureusement minoritaire, du pouvoir judiciaire. Ce fait est significatif en Italie, car la justice y est totalement indépendante du gouvernement, et a parfois tendance à se considérer comme un acteur politique, et même comme un État dans l’État.
Les réactions politiques à ce nouveau climat ne se sont pas fait attendre, notamment du côté de Grillo. Celui-ci, craignant que ses soutiens ne s’aperçoivent que Matteo Renzi était en train de mettre en acte la lutte contre la corruption qu’il se bornait à invoquer, s’est précipité pour offrir sa collaboration au chef du gouvernement. Mais cette tentative pour donner l’impression que la «ligne Renzi» contre la corruption était une « ligne Renzi-Grillo » a vite fait long feu. Car le chef du gouvernement a montré une grande froideur face aux demandes réitérées de dialogue des élus du M5E, et a exclu toute rencontre avec Grillo lui-même. Et cela alors même que ce dernier avait soudainement troqué son habituelle tenue débraillée pour une veste et une cravate ; alors même que le M5E avait remplacé ses hurlements et ses insultes habituels par un document où il acceptait les dix principaux points du programme de Renzi.
À la rencontre du « mal absolu »
Le idem sentire, dont on a la perception, entre Renzi et les tribunaux, est d’autant plus remarquable que Renzi, dès sa victoire aux primaires du PD, et dès son élection au secrétariat du parti, n’a pas arrêté de faire scandale sur le front principal sur lequel le parquet de Milan s’était engagé dans le passé. Le pas décisif, le plus « scandaleux » d’entre tous, celui qui a peut-être ouvert un « âge Renzi » dans l’histoire de l’Italie contemporaine, a en effet été de mettre un terme à la « guerre sainte » contre le « mal absolu » : Berlusconi. Guerre que le « parti des juges » et le PD avaient conduite pendant presque vingt ans, à grand renfort d’articles effarouchés tirés de l’Economist et du Monde, ainsi que des boutades de Nicolas Sarkozy.
La première chose que Renzi a faite après avoir été élu secrétaire du PD a été en effet d’inviter au siège du parti le ex-Cavaliere en personne, pour un entretien qui a fait justice de vingt ans de lieux communs, soulagé l’opinion publique, obligé une bonne partie des médias à faire politiquement demi-tour, et récupéré au PD des couches d’opinion qu’il s’était complètement aliénées. De cet entre- tien est issu un accord politique – et même un « axe » – PD-Forza Italia qui un mois plus tard a permis au nouveau gouvernement, dirigé par Renzi lui-même, de trouver un crucial soutien bipartisan au Sénat, où la gauche à elle seule, après la défaite de Bersani aux élections de 2013, ne disposait pas d’une majorité.
La fin du duel interminable entre berlusconiens et anti-berlusconiens a été favorablement accueillie dans un pays qui n’a jamais fait de guerres de religion, et qui ne les aime guère. Mais il était inévitable qu’elle créât rapidement, dans le propre parti de Renzi, le PD, une fronde de vétéro-communistes prête à former un « bloc du non » opportuniste avec les extrémistes du parti ex-berlusconien. Mais leurs perspectives ont immédiatement paru incertaines, et l’intelligentsia a choisi de les abandonner, car, pour protéger ses positions de pouvoir, c’est sur le long terme qu’elle doit orienter son conformisme. On en a eu immédiatement la preuve par les résultats du plus important prix littéraire de la Péninsule, attribué à un « écrivain » qui, après avoir autrefois rédigé le script du Caïman, un film de farouche propagande antiberlusconienne, venait de publier un roman racontant comment l’amour lui a fait découvrir que même ceux qui ne haïssent pas le ex-Cavaliere peuvent être considérés comme des êtres humains.
Pour comprendre la force de rupture de l’alliance Renzi-Berlusconi, il est intéressant de remarquer que, lorsque Renzi a rencontré le « mal absolu », Berlusconi – diabolisé vingt ans durant par le PD – venait tout juste d’être expulsé du Sénat.
Le refus des deux fours
On peut facilement imaginer la furie des anciens communistes, leurs objections et leurs efforts pour briser cet « axe » avec Forza Italia – axe qui a trouvé, du côté du Cavaliere, un nouveau chantre en la personne de Denis Verdini, autre Florentin d’envergure. On peut facilement comprendre ces cris scandalisés. Pourquoi chercher l’alliance avec Berlusconi plutôt que celle avec le M5E, le mouvement de Grillo, qui a plusieurs fois montré des signes de disponibilité, même s’ils alternaient avec les insultes et les bouffonneries de son leader ? Pourquoi choisir le four berlusconien si l’on peut trouver un pain plus abondant, et surtout plus frais, au four des Cinq Étoiles ? En effet, après son score décevant du 25 mai, Grillo – le chef du «parti de la rage» – a discrètement cherché un accord avec le chef du gouvernement, en dépit de l’accueil glacial de ce dernier.
Le problème de Grillo est cependant que, quelques semaines avant les élections euro- péennes, ayant pris l’ouverture du nouveau leader du PD envers Berlusconi pour de la faiblesse, il était parti en guerre contre Renzi, sûr de le mettre en difficulté et de lui arra- cher un grand nombre de voix. Le vote du 25 mai a montré son erreur. Comme l’a fine- ment écrit l’Agence Chine nouvelle, « Renzi avait compris le sens politique du succès de Grillo aux législatives de l’année précédente mieux que Grillo lui-même ». Il avait, en effet, saisi que ceux qui avaient voté M5E lors de la première apparition de ce groupe protesta- taire, en 2013, voulaient envoyer un signal, un avertissement très fort, mais certainement pas confier l’Italie au comique génois. Il était sûr qu’ils apporteraient rapidement leur soutien à un leader plus crédible, dans cet effort de renouveau de la vie publique que Grillo réclamait à cor et à cri.
Un bipolarisme européen
Matteo Renzi lui-même n’a vraisemblablement pas l’intention d’abandonner l’Italie à Grillo. Il a sûrement un intérêt tactique à ne pas reconnaître de rôle au M5E, car en le réduisant à être un simple spectateur de son action de renouveau de la société italienne il accentue la crise déjà entamée de son mouve- ment. Cet intérêt électoral et partisan n’est toutefois que mineur. Au contraire, le choix de l’alliance avec Berlusconi est bien plus cohérent avec son ambitieux programme à long terme de refondation de la dynamique démocratique dans la Péninsule.
Dès sa victoire aux européennes, Renzi s’est clairement attelé à restructurer de façon bipo- laire le paysage politique italien dans sa totalité. C’est-à-dire qu’il s’occupe activement non seulement de renouveler son parti en éliminant l’ancienne garde bureaucratique (premier « envoyé à la casse », L’Unità, le quotidien fondé par Antonio Gramsci, qui ne paraîtra désormais plus), mais aussi de réorganiser le centre droit de façon à garantir pour l’avenir le bipolarisme et l’alternance au pouvoir. Mais pas n’importe quel bipolarisme : l’Italie a besoin d’un bipolarisme dans la lignée de celui des autres pays de l’Europe continentale, et non d’un bipolarisme à l’anglaise.
La nouvelle loi électorale prévue par l’accord avec Berlusconi évite la fragmentation partisane et favorise les coalitions, en garantissant à la coalition gagnante une forte majorité au Parlement. Cette loi, si elle s’applique aux prochaines élections, offrira probablement une grande victoire à Renzi, mais favorisera aussi une opposition formée par un centre droit minoritaire quoique uni, évitant la dispersion des forces modérées et de centre droit que Berlusconi avait dans le passé réunies sous son leadership. Le bipolarisme en Italie, né des prochaines élections, serait alors similaire au bipolarisme des autres pays continentaux, avec une force sociale-démocrate d’un côté et un rassemblement populaire de l’autre.
Au contraire, la loi électorale que Grillo avait proposée auparavant ne prévoyait pas de coalitions, mais un second tour de ballottage entre les deux partis arrivés en tête, qui risquent – même une fois Berlusconi disparu de la scène – d’être le parti de Renzi et le M5E, c’est-à-dire un chaotique « parti de la rage ». Le bipolarisme qui pourrait alors voir le jour, si l’on ne refusait pas dès aujourd’hui d’acheter le pain au four de Grillo, risquerait d’être fondé sur une pernicieuse opposition entre un PD « condamné à gouverner » faute d’alternative politique crédible et un mouvement populiste antieuropéen, sans programme ni ligne sociale claire, qui, pour faire semblant d’exister politiquement, devrait ressembler de plus en plus aux antieuropéens anglais de l’UKIP, avec lesquels Grillo a fait alliance à Strasbourg. Un tel bipolarisme serait anormal par rapport aux systèmes politiques européens et très dangereux pour l’Italie, voire pour l’Europe.
La tentative de Renzi de donner un nouveau souffle à la société italienne ne fait donc que commencer. Même s’il a obtenu une réforme du Sénat qui équivaut à l’abolition du bicaméralisme absolu – bataille essentielle pour accélérer le processus législatif ; même s’il réussit à débloquer les quelque sept cent cinquante lois déjà approuvées et qui attendent (certaines depuis 2006 !) que la bureau- cratie veuille bien les rendre applicables en édictant leurs normes d’application ; même s’il survit à l’hostilité des milliers de mandarins de l’appareil d’État auxquels il essaye d’imposer un plafond d’émoluments, qui ne pourraient plus dépasser ceux du président de la République ; même s’il parvient à tout cela, il a devant lui un programme immense : la restructuration du système politique, la récupération par l’État de certains pouvoirs des régions, la réforme du fisc, de l’administration, de la justice, ainsi que les problèmes posés par les foules qui traversent la Méditerranée et envers lesquelles l’opinion publique italienne n’a pas l’intention de renoncer à la solidarité.
Face à des défis aussi nombreux et d’une telle envergure, il est encore possible que la courageuse aventure politique de Matteo Renzi subisse tôt ou tard un sérieux revers, et que son action pour redonner à l’Italie le rôle qui lui revient en Europe – œuvre de longue haleine et dont on pourra dresser un premier bilan au terme du premier semestre de prési- dence italienne – soit interrompue. Car l’entreprise est audacieuse, et son succès n’est pas assuré. Un revers aurait un coût terrible pour l’Italie, mais ce ne serait probablement pas un échec. Car Matteo Renzi, sauf imprévu grave, ne passera pas comme un météore dans le ciel de Rome. Il est là pour rester. Et pour rebon- dir – si nécessaire – porté par la vague d’espoir suscitée par sa tentative, et qui serait une vague de fureur si la « vieille politique » devait imposer à Renzi une « traversée du désert ».
Copyright GIUSEPPE SACCO (5 août 2014)
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