L’introuvable gagnant
Lettre d’Italie n. 4 — 28 Avril 2018
Si l’on jugeait de l’attention que les média ont dédié à Salvini et à Di Majo pendant les huit semaines successives aux législatives du 4 Mars, l’on pourrait croire que l’Italie était revenue au temps de la diarchie.
En effet, Rome s’est trouvée – en ce frais printemps 2018 – à être à nouveau spectatrice d’un affrontement titanesque (sort of) de deux rivaux, comme à l’époque de Marius et Sylla, d’Octave Auguste et Marc Antoine ou, plus modestement, de Bartali et Coppi. Pendant cet interminable temps de réflexion postélectorale « Gigi » Di Maio et Matteo Salvini, ont flirté, ont négocié, se sont réciproquement étudié et se sont disputé le titre de gagnant ; sans aboutir à rien. Ni à finaliser une collaboration – ce que les deux n’ont jamais arrêté de déclarer être leur but –, ni à complètement en exclure la possibilité, et meme pas à faire comprendre à une opinion publique qui commence à être fatiguée de leurs atermoiements, si finalement le match se terminera par l’installation d’un d’entre eux, ou d’une troisième personnalité, au magnifique Palais Chigi, le siège du Chef du Gouvernement.
La responsabilité de cette situation est par certains média attribué au mode proportionnel de scrutin et donc aux forces politiques traditionnelles qui l’avaient voté, après que la Cour Constitutionnelle avait condamné le système préexistant. Le coupable en serait en premier lieu Matteo Renzi ; lequel – depuis qu’il a osé s’attaquer à la partie la plus corrompue et sclérosée de l’Etat italien – est devenu le wipping boy de ce qu’en Italie on appelle « la Casta », l’establishment tout entier. Mais en réalité le blocage auquel on assiste depuis le 4 Mars est surtout du aux caractéristiques mêmes des sujets politiques impliqués, et à leur positionnement stratégique.
La loi établissant le mode de scrutin étant telle qu’elle est, la collaboration entre le Mouvement Cinq Etoiles (M5E) et la Ligue avait semblé, incontournable dès le premier moment après que les résultats des législatives avaient été connus. Non seulement à cause des évidentes affinités des deux forces populistes, mais aussi parce que, dans le nouveau Parlement, au centre-droit manquaient, pour assurer une majorité au gouvernement d’un des leurs – probablement Salvini – une cinquantaine de députés, tandis que le M5E aurait du en trouver quatre vingt dix pour faire de « Gigi », qui n’a que trente ans, le plus jeune Premier dans l’histoire de l’Italie. Chacun des deux « quasi-gagnants » aurait donc besoin d’un apport extérieur.
Mais où les trouver? Evidemment il aurait fallu aller chercher du coté de la seule autre force présente au Parlement, le Parti Démocratique (PD). Mais à cela, la Ligue se refusait – et se refuse – car, s’agissant d’un parti d’implant « traditionnel », et qui existe depuis les années ’70, elle se considère incompatible avec le PD sur la base de l’ancien clivage gauche/droite, Le M5E, évidemment n’as pas ce problème, car il est assez « post-moderne » – un peu de gauche, un peut de droite, et surtout adaptable à toutes circonstances, comme l’a dit Grillo – pour considérer « dépassées» de telles lignes de partage du monde et de la dialectique politique.
A comedian turned firebrand demagogue
Or, le PD, (pour lequel il y a cinq ans, avait voté plus de 20% des électeurs qui en 2018 ont choisi le M5E), jusqu’à fin Avril, s’est presque unanimement refusé à toute entente avec les Cinq Etoiles. Et il en avait bien raison car, depuis que le M5E avait été créé, et meme avant, dans les spectacles « satiriques » de Grillo « a popular comedian turned firebrand demagogue » comme l’a écrit Haaretz, Renzi et ses amis politiques avaient été – autant et meme plus que Berlusconi, le « psycho-nain » – systématiquement attaqués, insultés, déridés, accusés d’avoir essayé un coup d’Etat avec la réforme constitutionnelle proposée en 2016, et en général d’être des corrompus, des voleurs, des banqueroutiers, des mafieux et – de meme que leurs électeurs – des « PiDiotes ». Et à cela s’ajoutait que dans le vaste et chaotique “programme” du M5E il y a l’abolition de toutes ou presque les réformes faites par le PD.
Tout cela mettant les deux « quasi-gagnants » en conditiond’incompatibilité avec le PD (et vice-versa), le parti de Matteo Renzi a trouvé utile de ne pas être partie des jeux, et pendent deux mois il a inlassablement répété qu’en lui donnant moins de 20%, la majorité des électeurs l’avaient mis à l’opposition de tout gouvernement sorti d’une telle défaite. Chercher un accord entre le M5E et la Ligue semblait donc être la seule et la plus rationnelle des issues possibles. Meme si elle était rendue assez compliquée par toute une série de vetos réciproques.
Di Maio en premier est la cause de ces interdictions, car il a toujours mis – et continue de mettre – en avant, pour se déclarer indiscutablement désigné par le peuple à la premiership, le fait que le M5E a obtenu 32% du vote populaire, presque onze millions de voix. Et d’autre coté, Salvini, tout en se montrant très flexible sur le nom du possible Chef du Gouvernement, ne voit pas la raison pour laquelle il devrait abandonner ses alliés de centre-droite, et devenir une sorte de junior partner dans un Gouvernement Di Maio, alors que la coalition dont il est le leader reconnu, le centre-droit, a dépassé de 5% le résultat dont le M5E se fait fort. Ce qui en fait la force politique gagnante, comme prévu par la loi électorale, qui favorise les coalitions, avec la possibilité d’élire un quota de parlementaires dans des collèges uninominaux où plusieurs partis ont un candidat commun.
A bien regarder, en réalité, ce mariage qui n’arrive pas à se faire trouve sa pierre d’achoppement dans les faiblesses intrinsèques des deux formations politiques qui sont censées être sorties gagnantes du vote du 4 Mars.
Il serait en effet difficile pour Di Maio faire changer d’avis ceux qui pensent qu’il n’a reçu aucune consécration populaire. Car il a n’a été nommé « Chef politique » des Cinq Etoiles que de façon parfaitement autocratique ; par le comédien Grillo, qui est celui qui a en premier a ressemblé un vaste consensus d’opinion autour du M5E, et par le très, trop discret propriétaire de la « plateforme Rousseau », la structure électronique de mobilisation, encadrement et contrôle des 600.000 membres du M5E. A lui seul, sans leur soutien, Di Majo n’avait gagné les primaires en ligne (sorte de) du M5E qu’avec à peine plus de 400 voix.
Salvini, de son coté, peut faire valoir, face à Di Maio et aux conditions que le M5E pose pour toute entente, qu’il ne doit répondre à aucun king-maker, que la Ligue dans sa forme et son succès actuels est en bonne partie sa propre créature, qu’elle est en plein essor, qu’elle représente les secteurs et les régions les plus dynamiques de l’économie italienne. En plus, qu’elle exerce un attrait croissant sur la composante dite « modéré » du centre-droit, Forza Italia ; composante issue d’une classe moyenne en déclin socio-économique, et qui s’inquiète de plus en plus d’être politiquement représenté par un leader d’un certain âge comme Berlusconi. Mais il aurait des difficulté à nier que sa coalition est faite de trois forces politiques séparément structurées, et assez différentes ; qu’elle est effectivement, au moins dans une certaine mesure, un « artifice électoral ». Et qu’il n’est le leader reconnu de la coalition que comme une sorte de « primus inter pares », par le fait que la Ligue est celle des trois composantes qui a eu les plus de voix.
Di Maio a donc essayé, pendant deux mois, d’exploiter cette – très rélative – faiblesse de la Ligue en poussant pour que Salvini abandonne la coalition de centre droit et, avec la centaine abondante d’élus dont il dispose, vienne former avec les Cinq Etoiles un gouvernement disposant d’une vraie majorité. Mais Salvini ne se laisse pas séduire, et contre-propose une alliance de gouvernement formé par le M5S et centre-droit tout entier. Et à cette fin il s’est toujours déclaré prêt à ne pas revendiquer la premiership, meme si celle-ci reviendrait normalement à la composante de la majorité qui a eu le plus de voix, c’est à dire à lui meme.
Les votes se comptent, bien sur; mais ils se pèsent aussi
La raison du refus de Salvini de briser le pacte avec le reste du centre-droit, serait – selon la vulgate courante chez le grand nombre d’analystes politiques improvisés qui dominent les talk-shows – que toute seule, avec le moins de 18 % qu’elle a obtenu le 4 Mars – la Ligue serait écrasée par un partenaire (le M5S) qui a eu presque le double des suffrages. Une explication, cependant, trop simpliste. La situation n’est pas aussi nette que les chiffres pourraient laisser croire.
Les chiffres, dans la tradition parlementaire italienne, ne content en effet que dans une mesure limitée. La preuve, et en partie la raison, en étant que pendant une quarantaine d’années, les Communistes, avec les votes d’un tiers des électeurs, ont été inutilisables. Et de meme les néo-fascistes, avec leur à peu près sept pour cent. Ce qui fait que l’histoire politique de l’Italie républicaine a connu au moins deux leaders qui, avec beaucoup moins de voix que Salvini, ont eu des rôles déterminants dans la formation des gouvernements et de leur influence.
Le leader socialiste Craxi, par exemple, dont le Parti n’a jamais dépassé 12% aux élections, a dominé la vie politique pendant les années quatre-vingt. Et dans les années soixante La Malfa, leader du minuscule Parti Républicain (d’inspiration mazzinienne), qui n’a jamais dépassé 4% avait non seulement fait et défait coalitions et gouvernements, mais avait aussi dicté des choix décisifs en politique étrangère aussi bien qu’économique. Car dans le système parlementaire ce qui conte vraiment est le positionnement politico-idéologique à long terme, et la possibilité que cela entraine de faire des alliances multiples et alternatives. Or, le Cinq Etoiles, avec leur populisme anti establishment, et leur moralisme antipolitique, ont au Parlement un groupe énorme, numériquement imposant, mais hétéroclite et isolé, meme paralysé en toute les directions par plein de vetos et d’incompatibilités.
Mais alors, si les chiffres électorales ne comptent pas autant que le croient le peuple et les populistes, si – comme le dit un proverbe de la culture des Conseils d’Administration – « les votes ne se comptent pas, ils se pèsent », comment peut le fait d’avoir reçu seulement un peu plus que la moite des votes des Cinq Etoiles (17,4 contre 31,8%) retenir Salvini de briser le centre-droit et amener la Ligue occuper le positionnement stratégique que serait celui de l’allié incontournable du M5E, sans lequel Di Majo ne peut traduire en réalité son ambition de gouverner l’Italie ?
La compatibilité politique, et psychologique fait qu’il serait assez facile de former une alliance de gouvernement entre la Ligue – avec son programme contre la pression fiscale excessive et pour un plus fort control de l’immigration illégale – et les M5E, qui s’est montré plus que flexible en ce qui concerne la mise en acte des promesses faites à ses électeurs. L’obstacle réside dans le fait qu’au point de vue de leur potentiel à long terme, les deux prétendant au rôle de gagnant des élections du 4 Mars son très différents. Si le mariage entre la Ligue et le M5E n’a pas pu se faire – au moins jusqu’ici – c’est justement à cause du fait que les dynamiques et les perspectives des promis divergent, tout comme très différent est l’impact du facteur temps sur leurs stratégies respectives.
Di Maio a un objectif immédiat, celui de remporter la Présidence du Conseil des ministres. Il le fait peut-être par ambition personnelle, mais aussi parce que le M5E a besoin de donner tout de suite – sous peine de décevoir ceux qui l’ont voté – un signe d’avoir vraiment gagné, comme il le prétend. Pour cela faire, et répondre aux attentes de ses électeurs, le meilleur serait évidement de passer à l’application du programme, et c’est d’ailleurs pourquoi le M5E, s’étant emparé, avec Roberto Fico, de la Présidence de la Chambre, a immédiatement annoncé quelques coupures dans les traitements des députés, une décision qui ne revient pas au gouvernement, étant dans la sphère d’autonomie du Parlement. Mais l’application du reste du programme électoral se heurte à la nécessité de former un gouvernement, ce qui à son tour implique un préalable compromis avec le programme de l’indispensable partenaire, et puis des lois approuvés avec le vote des deux chambres. Bref, la réponse immédiate ne peut être que symbolique, comme le serait l’installation de Di Majo au Palais Chigi.
Salvini, au contraire, a été mis par le résultat électoral dans une situation dans laquelle il peut se permettre des objectifs plus ambitieux et à plus long terme: absorber progressivement et sans “déchirement” avec Berlusconi les électeurs de Forza Italia en assumant la représentation de leurs intérêts, puis devenir le chef unique d’une majorité de centre-droit ainsi que du Gouvernement, et le rester de façon stable pour une durée indéterminée. Les résultats du 4 Mars montrent que tout cela est possible, mais demande du temps, beaucoup de temps, probablement jusqu’aux élections européennes de 2019, lorsque les Italiens, à moins d’un vrai changement à Rome et à Berlin, auront l’occasion de décharger contre Bruxelles tout le venin qu’aujourd’hui les empoisonne.
Et il est évident que Salvini ne peut mettre tout cela à risque en abandonnant Berlusconi en échange, comme lui propose le “chef politique” du M5E, qui évidemment se croit très astucieux, d’une position aussi importante qu’elle soit dans un cabinet Di Maio. On en a eu la preuve lorsque, fin Avril, au bout de cette longue valse-hésitation, quelque chose s’est enfin passée. Le leader de la Ligue et le « chef politique » du M5E ont été obligés par les circonstances d’entrer dans ce que chez les couples mal assortis on appelle « une pause de réflexion ». Cela surtout à l’occasion d’un tour d’élections régionales supplétives, qui ont eu lieu le 22 Avril au Molise, une petite région du sud-est de la Péninsule; élections qui se sont terminées avec un résultat opposés, presque à tous les égards, à celui des législative du 4 Mars.
Ainsi, si deux mois auparavant, au niveau national, le vote de protestation contre la « vieille politique » (et donc pour le M5E et la Ligue) l’avait emporté sur l’abstention – ce qu’au contraire tout le monde craignait – au Molise le pourcentage des votants est précipité à 52%, signe assez évident que chez les votants la fatigue et le découragement commençaient à l’emporter sur la rage. De meme, la Ligue a perdu la primauté dans la coalition de centre-droit, tandis que Berlusconi triomphait. Seulement une autre, dure défaite du Parti Démocrate (PD) est allée dans la tendance des législatives.
Ce nouveau tour électoral n’a évidemment pas aidé à tenir en vie le dialogue de sourds entre le deux prétendus « gagnants ». Di Majo a lancé un dernier appel à la Ligue pour qu’elle casse avec Berlusconi, mais Salvini a confirmé sa fidélité à ses alliés, et s’est dédié a plein à la compagne pour un nouvel tour d’élections régionales, celui du 29 Avril dans le Nord Est extrême de l’Italie : le Frioul-Vénétie Julienne, fief notoire des tenants de la Ligue.
De toute façon, une page semble avoir été tournée, au moins pour l’instant. D’autant plus que le Président de la République, Sergio Mattarella, a immédiatement après les élections du Molise confié au Président de la Chambre, Roberto Fico, une mission pour explorer la possibilité d’une alliance entre M5E et PD, une alliance clairement alternative à celle que Di Maio e Salvini n’arrivaient pas à bâtir.
Dans l’hypothèse prise en considération par Mattarella, le plus bruyant des gagnants présumés du 4 Mars, le M5E, ferait donc appel à l’appui stratégique du perdant majeur de cette journée cruciale. Ce qui fait que – apparemment au moins, et au moins pour le moment – une nouvelle phase semble s’ouvrir. D’autant plus que le Président de la Chambre est la personnalité présumée la plus représentative d’un hypothétique courant « mouvementiste » formé par les Cinq Etoiles des origines, très différent du courant « gouvernementiste à tout prix » dont Di Majo a donnés, pendent les dernières huit semaines, preuve d’être le leader.
Rome, le 26 Avril 2018 (à suivre)
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